J'ai donné rendez-vous à Torii à dix heures trente dans un petit square de quartier, car je savais que j'arriverai avec beaucoup d'avance, et il est moins suspect d'attendre sur un banc ou à proximité d'un arrêt. En l'attendant, je relis rapidement les notes sur la cible du jour. Un homme en apparence tout à fait correct, un de ces monstres qui ont su s'intégrer et creuser leur nid, mais qui semble s'ennuyer de Funkytown. Il existe des personnes comme cela, comme Torii ou moi-même, des personnes qui ont besoin d'exprimer un malaise. Mais je n'en sais pas assez, pour le moment, et je n'ai pas le courage de l'approcher seul. Certes, aborder un monstre dont les motifs sont douteux est effectivement dangereux, et je ne suis pas très doué pour me défendre ; mais je dois reconnaître ma propre lâcheté dans cette affaire. Non que Torii me la reproche, en fait. Chacun son rôle. C'est ce que j'apprécie, chez lui.
Je me souviens l'avoir contacté à plusieurs reprises au cours des dernières semaines à propos de ce monstre. Je lui ai demandé s'il avait entendu quelque chose (après tout, il sort plus que moi), et quelle était son opinion sur le sujet. Je lui ai dit ce que j'avais appris de nos informateurs et les conclusions que j'en avais tirées. Je n'ai eu aucun mal à le convaincre de m'assister, d'ailleurs.
Je n'ai pas choisi ce jour par hasard. Le monstre dispose d'un jour de congé, et c'est là qu'il est le plus susceptible de sortir. L'aborder sera plus aisé et plus discret si notre rencontre a l'air hasardeuse. Je me demande, cependant, s'il s'attend à recevoir notre visite.
Lorsque j'aperçois Torii, je me lève de mon banc et lui fais un grand signe de la main. Bien le bonjour ! le salué-je, attentif à toujours respecter les règles de politesse avec lui. Toutes mes excuses pour le dérangement. Prêt ? Je jette rapidement un coup d'œil à sa tenue. D'aussi près, je l'ai toujours trouvé un peu impressionnant. L'aura qui se dégage de lui est peut-être la première chose qui m'a poussé dans sa direction.

Ciel voilé, cerisiers dégarnis. Sune'emon s'abandonne aux murmures du vent. Le temps est frais, mais somme toute agréable. Le froid aiguise les sens, ravive l'esprit. Difficile d'en dire autant pour les chaleurs estivales.

Dos droit, démarche assurée. Le samouraï progresse, attire les regards. Pourtant, sa tenue n'a rien d'extravagante. Un pull bien chaud à la mode des cités, un pantalon gris sur-mesure. Son écharpe, nouée en reverse drape, lui croque la nuque jusqu'aux épaules. Il est comme un passant, une âme parmi tant d'autres. Certainement pas le preneur de têtes du Kabuki.

Les déboires de la discrétion.

Détours et contours. Il aperçoit le visage de son stratège. Naoko Aoki, alias T89. Si jeune, et pourtant si rusé. Le renard de l'organisation, un fléau pour les autorités, et présentement, un individu qu'il tient en estime. Sune'emon s'approche. Salué poliment, il répond en glissant ses mains sur ses cuisses, et en s'inclinant de la manière qui convient.

⏤ Mes salutations. Sitôt, il se redresse. Vous n'avez point à vous excuser. Au contraire, j'escomptais que vous feriez appel à moi. À vrai dire, notre ami m'intéresse également.

Tout en retenue. Se rencontrer à l'extérieur n'est pas sûr. Les murs, les pavés et les arbres ont des oreilles, si bien qu'il est sage de prendre des précautions.

⏤ Faisons comme d'usage. Passez devant, je vous avertirai si j'ai le moindre doute.

Il incline doucement la tête. Ce n'est sûrement pas leur première sortie en binôme. Il est préparé, alerte.

C'est son rôle de permettre à Aoki de penser sereinement. De réfléchir.

De faire ce qu'il fait de mieux.

⏤ Soit dit en passant. Je vous suggère de rester à distance du théâtre. J'ai aperçu des gêneurs en venant jusqu'ici.

Ces maudits snatcheurs.

Travailler avec Torii est un véritable plaisir.
Son comportement est exemplaire et son travail impeccable. J'admire son élégance et son efficacité. Ce n'est pas pour rien que je fais souvent appel à lui. Que je lui fais confiance, même lorsqu'il me dit de passer devant. Il couvrira mes arrières, tout en jetant un coup d'œil devant moi. Pour le reste, c'est à moi de faire attention également. Très bien, faisons comme cela.
Je comprends tout de suite à quoi il fait référence lorsqu'il me parle de gêneurs, et je claque la langue d'un air agacé. Bien sûr, je n'ai pas peur de SNATCH et de ses sbires. Ce sont, comme Torii l'a dit, des nuisances, mais guère plus. Malgré tout, la prudence est de mise. Ils n'ont vraiment que cela à faire, ceux-là...
Nous commençons à marcher, comme nous le faisons d'habitude. Je choisis la direction, et il se tient légèrement en retrait. Bien que je demeure attentif à de potentiels dangers, j'essaye surtout de repérer notre cible. Sa chevelure d'un beau vert pétant devrait me faciliter la tâche.
Et effectivement, je finis par apercevoir une tâche de vert à l'angle d'une ruelle. Je lève la main pour faire signe à Torii que je l'ai aperçu, désignant du doigt la direction. Rien de dangereux ? demandé-je à voix basse, n'osant m'approcher tant qu'il ne m'a pas assuré que tout va bien. Oui, je suis un peu lâche.

Des loups qui rôdent. Des loups qui chassent.

Des loups à chasser.

⏤ Certes. Je m'occuperai d'eux s'ils s'approchent de trop près.

Il glisse sa main le long de sa cuisse droite. Difficile de dissimuler son tantō avec un accoutrement pareil. Il ne cesse de glisser.

Un mal nécessaire.

Ils se mettent en route. Des passants, des enfants, mais pas de dangers. La providence les porte sans heurts jusqu'à la cible. L'homme est conforme à la description : chevelure verte, silhouette élancée, souvent vêtu d'un pull marin trop grand pour lui. Sitôt en vue, il s'engouffre dans une artère de façon on ne peut plus naturelle.

Il ne semble pas sur ses gardes. Une chance, pour eux.

Sune'emon hume l'air. Les odeurs se mêlent et se ressemblent. Il ne pense pas être épié.

⏤ Jusqu'à preuve du contraire. Il secoue la tête. J'ai souvenir que cette allée mène aux résidences. Peut-être devrions-nous l'intercepter avant qu'il n'atteigne des lieux plus peuplés. Il désigne une autre ruelle, plus éloignée. Je vais le contourner. Il risque de nous filer entre les doigts s'il se sent menacé.

Un petit groupe d'étudiants passe à quelques mètres de là. La quiétude de la période creuse laisse place à un concert de blagues et de rires.

⏤  J'aimerais également m'assurer que personne ne viendra nous déranger. Je vous suggère de le suivre directement et d'engager les négociations. Il lève le menton, plisse les yeux. Sifflez à deux reprises si vous vous sentez en danger. Je ne serai pas loin.

Je me sens plutôt rassuré quand il m'annonce qu'il ne détecte aucun péril. Je crains le jour où j'aurai à affronter seul les conséquences de nos actes ; non que ma vie ait tant de valeur que cela, mais le souvenir d'un sourire m'y raccroche maintenant.
Torii prend la décision de le contourner, et dans la mesure où il connaît mieux les rues que moi, cela me paraît judicieux. Il ne peut pas que me protéger. Et, m'efforçant de lui cacher la subite angoisse qui monte en moi, j'acquiesce. Bonne chance. Soyez prudent, surtout.
Si ça ne tenait qu'à moi, je sais que je sifflerais dès que je me sentirais mal à l'aise. Mais je dois faire preuve de contrôle.
Quand nous nous séparons, je me sens curieusement vulnérable. Mon dos me démange et je lutte contre l'incessante envie de me retourner pour vérifier que personne ne me suit. Si j'agis comme si j'avais des raisons de me sentir en danger, je vais attirer l'attention. Pour me calmer, j'essaye de me souvenir pourquoi je fais tout cela. Pour des idéaux ? peut-être, mais en ce moment-là, cela ne me paraît pas suffisant. J'ai le sens du devoir, je ne suis pas un fanatique. Pour Ban ? il désapprouverait sans doute mes gestes. Ah, me voilà en train de céder complètement à mes pensées négatives.
Je suis pourtant l'homme, qui ne me remarque pas ; je ne lui prête pas vraiment attention, mais je le tiens à l'œil, très vaguement, parce qu'une partie de moi sait que je n'ai pas le droit de l'ignorer. J'ai l'air doué pour une filature, mais ce n'est qu'une illusion. Je n'ai pas le moindre talent du tout.
Je vois l'issue s'approcher, et j'ignore si Torii sera là à temps. Aussi j'accélère le pas jusqu'à me porter à la gauche de l'homme. Celui-ci tourne la tête ; la surprise se lit clairement sur son visage. Il a l'air presque innocent, et je me demande s'il est véritablement prêt à nous rejoindre.
Il n'est pas à moi d'en décider, de toute façon ; je ne suis là que pour amener la cible à son destin.
Aussi je pose la main sur son épaule. Takuto-san, n'est-ce-pas ? C'est votre jour de chance. A ce moment-là, j'aperçois, du coin de l'œil, Torii s'approcher de nous.

 ⏤  Euh, salut ?

L'homme ne comprend pas. Il lève un sourcil, penche la tête. Il n'a pas l'air fin.

⏤  Mon jour de chance ? Pourquoi ? J'ai gagné un truc ? J'espère que vous êtes pas un rabatteur parce que la dernière j'ai quand même perdu trente minutes à parler pour des conneries quoi. Nan, sérieux, je me suis fait approcher par cette meuf, super fraîche et tout, sauf que bah, c'était pour me parler d'une cagnotte, soi disant pour une maladie à la con... puis moi, j'écoutais. Enfin, j'écoutais pas, je matais... tu sais quoi, et à la fin, j'ai pas compris, elle m'a fait cracher vingt boules et s'est cassée avec un sourire.

Le gars plisse les yeux.

⏤  Mais toi, t'es pas bonne, alors ça va pas marcher. Si c'est ça...




Son strident, pic aiguë.

Et puis, les os qui se fracassent. La chair tranchée, le sang qui s'écoule le long de la peau.

La tête qui tombe en silence.

Sune'emon tourne la tête. Il balaye la salle du regard. Ses yeux s'arrêtent sur un chiffon.

Il l'attrape, nettoie sa lame du côté non tranchant.

Les règles ont changées. Il marche jusqu'à la porte, la verrouille. Il tourne subtilement la clé et la laisse dans la serrure.

Au moins, personne ne viendra déranger les morts.

Sitôt fait, il enjambe la fenêtre et descend les escaliers branlants. Il regarde une issue, puis l'autre : personne. Sune'emon ajuste son masque, presse le pas. L'important, c'est qu'il n'arrive rien à Aoki. Une ruelle, puis une autre, et il arrive nez à nez avec son compagnon d'infortune.

⏤  T89. Nous sommes compromis.

Le samouraï glisse sa main dans son pull. Il attrape un masque, et un deuxième. C'est à se demander où il case tout ça.

Il le lance à son camarade. Et un à la cible, aussi.

⏤  Mettez cela. J'ai éliminé un tireur embusqué. Je vais vous évacuer jusqu'à une zone sûre. Il dévisage l'inconnu. J'ose espérer que tout cela n'est pas de votre fait, monsieur Takuto.
⏤  Hein ? Quoi ? Vous savez, il m'arrive plein de trucs, mais je me suis encore jamais fait tirer dessus, alors, quand on me d-...
⏤  Soit. Vous en discuterez avec les peaux rouges. Nous ferons d'une pierre deux coups.

L'important, c'est qu'ils ne soient pas suivis jusqu'à la base. L'homme n'a pas l'air rassuré, mais il obtempère.

⏤  La planque n'est pas loin. Quelques résidences plus loin, tout au plus. Nous contacterons quelqu'un là-bas. Restez discrets, longez les murs. Surtout, ne restez pas en vue des fenêtres, ou des toits. Il s'approche de son camarade, lui murmure. Je ne sais pas si nous avons affaire à OLMS ou aux snatcheurs. Si la cible agit de façon suspecte, ou qu'elle tente de s'échapper, n'hésitez pas à l'abattre. Elle a vu nos visages, nous ne pouvons pas nous permettre de la laisser s'en aller.

J'avais bon espoir que l'homme comprendrait tout de suite ce que je voulais dire, mais à l'évidence, je me suis trompé. Je n'irais pas jusqu'à dire que c'est un simple d'esprit, mais il ne m'a pas l'air particulièrement intelligent. A vrai dire, je ne me soucie pas du tout ce qu'il me dit, comme si j'en avais à faire quelque chose, de ses histoires d'argent. Mon attention est bien plus focalisée sur Torii, qui s'approche de nous.
Je crois que je le connais bien, à force. Pas intimement, je ne considère pas que nous sommes de vrais amis, mais je pense que je sais faire la différence entre ses différentes postures. Là, il est en mode "danger imminent", et c'est suffisant pour que je laisse tomber mon plan initial.
J'enfile le masque qu'il me tend sans discuter et laisse Torii expliquer la situation à notre cible. Je ne fais qu'ajouter : Vous feriez mieux de suivre ses instructions à la lettre.
Torii s'approche ensuite de moi, et ce qu'il me dit me fait grimacer. Je n'aime pas tirer moi-même, prendre une vie de mes propres mains, ce n'est vraiment pas agréable. Mais je suis préparé, parce que même moi, je suis capable de savoir que, si je vais sur le terrain, je dois être prêt à tout.
Je fais signe à notre cible d'avancer et nous sortons de la ruelle par une autre venelle.
Je regarde autour de moi, autant que faire se peut ; s'il y a un tireur embusqué quelque part, je ne le repérerai pas, mais je peux toujours observer les gens que nous croisons. Nous passons devant un drogué qui gît sans volonté par terre, une seringue roulant à ses pieds ; devant un duo d'enfants qui jouent à se faire peur ; une femme semble chercher quelque par terre.
Derrière moi, la cible continue de parler, de poser des questions, et je me demande presque s'il n'essaye pas de nous faire repérer. Sans me retourner : Fermez votre gueule ou je vous fous mon poing dans la tronche. Très franchement, il ne devrait pas se sentir menacé : j'ai une force moyenne, je peux lui faire mal mais rien de plus. Torii, lui, pourrait lui faire bien pire, s'il le voulait.

L'homme pouffe. Il s'apprête à creuser sa tombe. Par chance, il croise le regard de Sune'emon. Il se ravise. L'atmosphère est peu propice aux traits d'esprit. Takuto commence à comprendre. Il se contente de suivre le mouvement, la tête baissée. Les ruelles défilent, mais ne se ressemblent pas. Ils progressent. Pourtant, un détail dérange le samouraï.

C'est calme. Trop calme. Comme une nuit d'hiver.

Le silence est le royaume de la perfidie.

C'est comme un éclair. Ses oreilles pulsent, il se retourne. Son arme dégainée, il se place en parade, pour réaliser qu'une balle vient heurter son tranchant. Vision de mort. Un centimètre à droite, un centimètre à gauche, et il tombait inerte. Le son est strident. Ce n'est pas tous les jours qu'on voit un sabre dévier un tir de 45 ACP. Sune'emon bénit son arme pour ne pas avoir cassé.

Et maudit son ennemi pour ses prouesses.

⏤ Avancez.  

Signal. Sur ce, il bondit à la rencontre du tireur embusqué. Cette fois, il voit l'adversaire. Un homme cagoulé, au détour d'une ruelle. Une poubelle, un escalier, des caisses. Il ne lui en faut pas davantage pour s'abriter. Rapidement, sûrement, il progresse, laisse l'ennemi goûter à l'amertume de son impuissance.

⏤ Recule !

C'est trop tard. Sune'emon se baisse, Sune'emon se redresse. Son arme suit le mouvement, tranche vers le haut. Une main vole, ses spasmes refusent de lâcher l'arme à feu. À nouveau, le tranchant file au gré du sifflement, et c'est une tête qui tombe sur les pavés. Pourtant, la fête n'est pas terminée. Il entend des voix. Trois voix. Le samouraï se plaque contre le mur.

Il espère avoir affaire au gros des troupes.

La cible a enfin fermé sa grande bouche, ce qui me permet au moins de profiter de quelques instants de silence. Tout relatif, car la ville ne se tait jamais, et on entend toujours le claquement de nos semelles sur le bitume. Surtout celles de la cible, en fait ; Torii ne fait pas beaucoup de bruit, et moi j'en fais relativement peu pour un col blanc.
... Quoique, en fait, on n'entend vraiment pas grand-chose. Je le remarque sans doute après mon garde du corps ; trop tard, donc. La cible et moi, nous restons ébahis quand nous comprenons ce qui vient de se passer. Le mouvement de la balle était trop rapide ; c'est à peine si nous avons perçu une étincelle. Mon cœur commence à tambouriner contre ma poitrine - mais peut-être est-ce un peu d'excitation. Peut-être que je vais mourir aujourd'hui, je ne sais pas, et c'est mon ignorance, plus encore que ma peur du trépas, qui provoque le brutal élan d'adrénaline.
J'ai les pensées claires. Torii est le plus dangereux des deux, il est assez manifeste qu'il me protège. Et s'il le fait, c'est que j'ai une autre valeur. L'occasion de se débarrasser de moi serait donc trop belle. Je ne peux pas nier la présence d'un autre ennemi que ni lui ni moi n'aurions repéré. Agrippant le bras de notre cible, je la pousse à terre, puis j'observe autour de moi, sans vraiment me protéger. Je n'ai pas peur, je me répète, je suis simplement conscient de ce qui peut se passer. La douleur ne m'effraie pas. Voyant que personne ne semble s'en prendre à moi, je relève l'homme tout aussi brutalement. Vous et moi, on va se cacher un peu plus loin. Son teint a viré au blanc.